Faut-il encore vanter les avantages et les vertus de l’allaitement maternel ? J’espère que non. Comme le rappelle Bernard Tihon, qui aborde le sujet dans un chapitre de son livre « Décoder le Sens de la Vie », « Il n’existe pas meilleur nutriment pour le nourrisson que le lait de sa propre mère, qui est parfaitement adapté à sa digestion, à sa croissance et à son besoin du moment. » Les industriels ont beau faire tous les efforts possibles et imaginables pour améliorer la qualité de leurs laits « maternisés », ils n’arriveront jamais à reproduire exactement le lait maternel. Celui-ci contient non seulement tous les éléments nécessaires au développement du bébé (vitamines, protéines, acides gras, anticorps, bacilles probiotiques, etc), mais sa composition évolue de jour et jour pour s’adapter exactement aux besoins du nourrisson. Inimitable sur le plan matériel, le lait d’une maman est également une nourriture affective irremplaçable par un lait artificiel. En allaitant, souligne encore Bernard Tihon, c’est son amour inconditionnel que la mère prodigue à l’enfant. La sécrétion de ses glandes mammaires représente symboliquement un aliment sacré, lequel sera le meilleur antidote aux angoisses et aux souffrances psycho-émotionnelles de son petit. La tétée est un rituel qui exprime l’attachement et transmet la tendresse. Et l’élixir lacté ainsi transmis contribue au développement de la confiance en soi, un processus plus problématique chez les enfants qui n’auront connu que le biberon. Ces derniers, indiquent de très nombreuses études, seront de santé plus fragile et d’intelligence moins vive. La prévalence de plusieurs troubles, par exemple l’obésité et le diabète, est significativement plus élevée chez les adultes privés du nectar maternel dans leur prime enfance. À notre époque, toutes les femmes devraient savoir qu’il n’y a rien de plus sain que le produit de leurs seins.
Pourtant, beaucoup d’entre elles font le choix de ne pas allaiter. Malgré de réels efforts de promotion, d’encouragement et de soutien, il y a encore une forte minorité de parturientes qui ne donnent pas le sein à leur nouveau-né. Et parmi la majorité de jeunes mères allaitantes, une très large proportion ne persévère pas longtemps. Selon une récente enquête menée dans 136 maternités françaises, 74% des femmes venant d’accoucher débutent un allaitement maternel, 40 % des nourrissons sont encore allaités à 3 mois, mais seulement 21% de façon exclusive ou prédominante. En France, seuls 23% des enfants sont encore allaités après 6 mois, et à peine 9% au bout d’un an. Les chiffres sont assez similaires en Belgique. Conformément aux recommandations de l’OMS, les programmes Nutrition Santé de ces deux pays recommandent pourtant l’allaitement maternel de façon exclusive jusqu’à 6 mois. Qu’est-ce qui explique un tel fossé entre les objectifs de santé publique et la situation sur le terrain ? Est-ce une question de culture ? Sans doute, puisque d’autres nations européennes sont nettement plus avancées sur ce plan. En Norvège, par exemple, le taux d’allaitement à la naissance dépasse les 90 % et est toujours de 82 % à 6 mois ! Par contre, les femmes américaines sont encore plus réticentes à dégrafer leur corsage que les Belges et les Françaises : au bout d’une demi-année, moins de 15 % des enfants nés aux USA sont toujours nourris essentiellement par leurs mamans.
D’accord, il faut voir aussi le verre (de lait) à moitié plein : on vient de très loin et des progrès considérables ont été accomplis. Dans les années 60, en pleine gloire du biberon, et jusque dans les années 80, c’est trois-quarts, et non un quart des nouveau-nés qui se voyaient présenter la tétine au lieu du téton. En deux décennies, la tendance s’est complètement inversée et même l’empire Nestlé a dû se rabattre sur les laits de deuxième âge pour compenser le marché perdu. Néanmoins, ce « retour au naturel » semble aujourd’hui bloqué puisqu’environ 25% des Belges et des Françaises ne donnent pas une goutte (même pas le précieux colostrum) et que moins d’un bébé sur quatre bénéficie encore de lait maternel à l’âge de 6 mois. Faudra-t-il en arriver à copier les Émirats Arabes Unis ? Dans ce pays du Golfe, en février dernier, le Conseil Fédéral National (autorité censée représenter le peuple émirati) a en effet adopté une nouvelle clause ajoutée à la loi sur les droits des enfants. Celle-ci stipule dorénavant que tous les enfants ont le droit d’être allaités jusqu’à deux ans ! Indirectement, ça signifie évidemment que toutes les femmes sont obligées de leur donner le sein. Théoriquement, leurs maris pourraient même porter plainte contre une épouse refusant d’allaiter, et les enfants (devenus grands) traduire leurs mères devant le tribunal pour les avoir nourris artificiellement.
Personnellement, je me garderai bien d’applaudir pareille initiative. Il est clair qu’elle participe d’une oppression de la femme dans un pays où tout est bon pour asseoir la domination masculine. Dans une démocratie, une telle idée susciterait à juste titre une levée de boucliers. Vouloir imposer un comportement à la totalité d’une population, ce n’est rien moins que du totalitarisme. Transformer en prescription légale ce qui relève de l’intime et de la conscience individuelle, ce serait en tout cas très triste. Et il serait navrant que l’allaitement devienne une obligation alors que le libre choix n’a pas empêché un reflux du biberon. Cela étant dit, à mon humble avis, la mauvaise solution adoptée aux Émirats a le mérite de faire surgir une vraie bonne question : tout enfant ne devrait-il pas avoir droit à l’allaitement ? En la posant autrement, toute femme ne devrait-elle pas avoir le devoir d’offrir cette nourriture à sa progéniture ? J’imagine que ces interrogations vont en choquer plus d’un(e) dans les chaumières. Et que d’autres lecteurs/lectrices y répondraient volontiers par l’affirmative. Le débat est ouvert !
En ce qui me concerne, je réponds résolument non : je n’aimerais pas du tout qu’un texte de loi vienne se substituer à la liberté consciente de donner le meilleur à son bébé, ou de ne pas le faire. Autant il me semble normal de prohiber la maltraitance, autant il me semblerait anormal d’exiger la bienveillance maternelle. Cependant, ça fait des plombes que je prédis une évolution à mon sens inéluctable : un jour, dans nos pays démocratiques, des enfants se retourneront contre leur mère pour ne pas les voir avoir allaités, et contre leur père pour avoir laisser faire. Il y a une telle abondance de preuves en faveur des bienfaits de l’allaitement que certains « enfants biberon » affligés de maux et de handicaps sociaux finiront par ester en justice pour demander réparation de leurs carences nutritionnelles et affectives précoces. À défaut de législation, le « droit à l’allaitement » sera alors codifié par la jurisprudence.
Pour éviter d’en arriver là, je ne vois qu’une issue : progresser dans la connaissance et comprendre pourquoi il y a encore 25% de femmes qui se sentent incapables d’allaiter, que cela dégoûte (« on n’est pas des bêtes ») ou qui décident de s’abstenir pour divers autres motifs. Dans mon entourage, j’ai été frappé par le cas d’une nièce par alliance qui n’a jamais envisagé de donner le sein et par celui d’une belle-sœur qui n’a jamais envisagé d’en priver son bébé. La différence ? La femme de mon neveu, d’origine portugaise, n’a pas été allaitée elle-même, ni sa mère avant elle. La femme de mon frère, native d’une région rurale au Maroc, est issue d’une famille où l’on allaite de mère en fille depuis des temps immémoriaux. Cela illustre l’influence transgénérationnelle des ascendants sur l’attitude adoptée envers les descendants. Il ne faut certes pas culpabiliser les mères non allaitantes, mais les aider de décoder ce qui a bien pu leur arriver, à elles ou leurs aïeules, pour qu’elles s’infligent cette sorte d’autocastration maternelle. Car l’espèce humaine appartient à la classe des mammifères et il est rigoureusement bio-logique que les femmes usent de leurs mamelles pour donner de l’amour et du lait. Ce n’est pas un droit ni un devoir, mais c’est une loi incontournable de la nature.
Yves Rasir
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