Mon cordonnier est épatant

Le cordonnier de ma rue n’est pas seulement un artisan habile auquel je confie régulièrement des chaussures en réparation. C’est devenu un ami parce qu’on se croise aussi sur les terrains de football lorsque nos deux équipes s’affrontent amicalement. Et quand je passe devant sa petite boutique,  je fais souvent escale pour causer matchs, commenter les résultats du week-end en Belgique ou papoter sur les dernières surprises du Calcio.  Car le cordonnier Giovanni, comme son prénom l’indique, a des racines italiennes – ou plutôt siciliennes, faut pas confondre ! –  et n’a jamais perdu le contact avec ses origines malgré toute une existence passée à Bruxelles. La dernière fois que je  suis allé le saluer, je lui ai raconté mon accident footballistique (voir ma newsletter « Un genou à terre ») et le pronostic de l’orthopédiste me décrétant foutu pour le foot et promis rapidement à la prothèse. « C’est de la foutaise, ça »,  m’a lancé Giovanni. « Moi aussi on m’a déjà dit que je ne pourrais plus jamais taper dans un ballon. Et pourtant, je joue encore le lundi et le vendredi ». Et il joue plutôt bien, le bougre. C’est un attaquant véloce qu’il est difficile de contrer une fois qu’il est lancé vers le but.  Petit détail : il a presque dix ans de plus que moi et va bientôt fêter ses 66 printemps….

Il ne fait pas son âge et il jouit manifestement d’une belle santé car je n’ai jamais vu son magasin fermé pour cause de maladie. Pourtant, Giovanni est loin d’être un modèle de vie saine. Il est même tout le contraire. Primo, il fume comme un pompier toute la journée. Chaque dois que je passe devant sa vitrine, je le vois travailler avec la clope au bec dans le nuage bleuté qui lui  tient lieu d’atmosphère. Il ne sort même pas pour s’adonner à son vice tabagique et il n’aère visiblement pas son minuscule atelier. Secundo, il respire également 8 heures par jours les vapeurs de colle, les produits chimiques de traitement du cuir et toutes les autres saloperies présentes dans les cirages. Avec les volutes de fumée, toutes ces émanations cancérigènes composent assurément un détonant cocktail toxique. Tertio, mon copain n’est pas italien pour rien et il se nourrit très volontiers de pâtes et de pizzas. Avec de telles quantités de gluten, de fromage et de sauce tomate acide, son intestin grêle et le reste de sa tuyauterie devraient en principe implorer grâce. Sans oublier que Giovanni se défend également en troisième mi-temps et qu’il n’est pas le dernier à lever son verre de bière. Bref, ce type est le prototype du patient mécréant et son infidélité à tous les édits de la médecine préventive devrait logiquement lui valoir mille et un tourments.  Au lieu de quoi, il a l’air de très bien se porter.

Quels sont ses secrets ? J’en discerne au moins trois.  D’abord, il y a évidemment  son amour du foot. En compensation de son métier statique et de ses funestes habitudes, mon cordonnier continue à pratiquer une  discipline qui a le grand atout d’être ludique et qui exige par ailleurs beaucoup d’efforts musculaires et respiratoires. Au risque de lasser, je répète encore une fois que l’être humain n’est pas fait pour la sédentarité et l’immobilité. Pour satisfaire des gènes façonnés au paléolithique, il a besoin  de bouger et de se dépenser jusqu’à la sudation et à l’essoufflement. Une activité sportive qui contraint au mouvement et à l’exercice intense est le meilleur allié du corps. À ce propos, je signale une bonne nouvelle venue de France : dans ce pays pionnier en la matière, les médecins peuvent désormais officiellement prescrire du « sport sur ordonnance » à leurs patients souffrant d’une affection chronique.  Les modalités de prescription viennent d’être coulées dans un décret et publiées dans le Journal Officiel.  C’est une avancée dont les nations voisines feraient bien de s’inspirer et que l’Europe devrait promouvoir derechef.  Non content de rester sportif, Giovanni est également toujours  actif sur le plan professionnel. À son âge, il pourrait « partir à la pension » et jouir d’une retraite bien méritée dans son patelin sicilien natal. Chaque fois que je le vois, il me dit qu’il en marre, qu’il va céder son commerce, mais il  n’en fait rien.  Je crois qu’il a du mal à raccrocher parce qu’il aime toujours son boulot et que celui-ci lui est riche en contacts sociaux. Or, il s’agit là d’une attitude fréquente chez les « super centenaires » :  quand on les interroge, les champion(ne)s de la longévité révèlent souvent qu’ils (elles) ont travaillé bien au-delà des nécessités légales pour continuer à jouir d’une vie relationnelle épanouissante.  Attention : ne me faites pas dire que je plaide pour l’allongement des carrières dont je ferais miroiter des avantages sanitaires !  Pour que le travail soit la santé,  encore faut-il que l’individu choisisse librement  de rester en activité sans y être obligé. Dans ce cas-là, le bénéfice  est au rendez-vous en termes de bien-être  et de réalisation de soi.

La troisième « botte secrète » de mon ami italien, c’est son violon d’Ingres : en dehors du foot, Giovanni voue une grande passion  à la musique et à la chanson. Il  écrit ses propres textes et compose ses propres mélodies qu’il interprète dans des cabarets, des mariages ou des fêtes populaires. Il a même gravé plusieurs CD où il reprend aussi des grands standards de la chanson romantique italienne. Quand il me  refile un exemplaire de son dernier bébé  et qu’il me demande mon avis, je vois des étoiles  briller dans ses yeux de crooner  amateur. Bon, j’avoue que ce n’est pas un registre que j’adore.  Mais j’aime bien écouter épisodiquement et je suis convaincu que la  « canzone d’amore » possède de sérieux pouvoirs thérapeutiques.  Comme le chantait Nicole Croisille, il n’y a rien de plus gai qu’un Italien qui sait qu’il y aura de l’amour et du vin. Et dans la chanson « ritale », il y a beaucoup de soleil,  de tendresse et de sensualité.  Au lieu de soigner les gens avec des tubes de médicaments, on devrait leur prescrire des tubes d’Umberto Tozzi, Richard Cocciante ou Eros Ramazotti !  Pour celui  qui est sur scène, il y a en outre le plaisir puissant d’exprimer sa créativité et de toucher le coeur des auditeurs.  Je suis donc  persuadé que le principal secret de  jouvence de Giovanni réside dans sa « deuxième vie » d’artiste et de chanteur sentimental. Le talent ? On s’en fout un peu,  ce n’est pas ce qui compte, mais je vous laisse juge : cliquez ici pour voir et entendre mon  épatant cordonnier à l’oeuvre. Moi, je trouve que cette « Vita » candide e néanmoins bella et qu’elle est susceptible de distiller de la joie.  Or cette émotion-là, insistions-nous dans le dernier dossier du mensuel Néosanté, c’est l’émotion-clé  de la santé globale. Chapeau bas, Don Giovanni !

Yves Rasir

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